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L’Etat tunisien n’a plus de choix pour le financement de son budget que de recourir au système bancaire

 

Notre collègue Hafedh Zribi, membre actif de l’ATGF, a été sollicité par Sabrine Ahmed, journaliste à “La Presse de Tunisie” pour faire part de ses pensées concernant le financement de budget de l’Etat. Nous vous livrons ci-après ses idées concernant la thématique telles que évoquées dans l’interview précitée.

Un système bancaire doit être caractérisé par sa prise de risque: il doit évaluer le risque de financer des projets et prendre les décisions adéquates, peu importe l’existence des garanties réelles. C’est ainsi que nous pouvons bâtir une économie qui contribuera à la croissance de notre pays. En l’état actuel, notre système bancaire est loin de répondre à cet objectif.

Quelle lecture faites-vous de la situation financière de la Tunisie en cette fin d’année 2023 ?

Hafedh Zribi, expert-comptable et membre de l’Association Tunisienne pour la Gouvernance Fiscale (Atgf)

Les seules sources d’informations officielles nous permettant d’analyser la situation financière de notre pays pour cette année 2023 sont : le rapport préparé par le ministère des Finances relatif à la présentation de la loi de finances complémentaire 2023 et le dernier rapport du conseil d’administration de la Banque centrale de Tunisie (BCT) (octobre 2023).  Les principaux indicateurs observés sont : un taux de croissance prévisionnel de 0,9% contre un taux de 1,8% prévu initialement et une dégradation des finances publiques avec une augmentation des dépenses publiques de plus de deux milliards de dinars par rapport aux prévisions initiales et une baisse des recettes de l’Etat pour un milliard de dinars toujours par rapport aux prévisions initiales. Ce qui a engendré une augmentation du déficit budgétaire de l’Etat pour atteindre 12 milliards de dinars contre une prévision initiale de 8,5 milliards de dinars. Ainsi, nous ne pouvons qu’être inquiets devant cette situation financière qui ne peut être considérée que délicate en cette fin d’année 2023.

En effet, depuis la fin de l’année dernière, le gouvernement tunisien est en train de négocier avec le FMI l’obtention d’un crédit de 1,9 milliard de dollars (soit presque 6 milliards de dinars) pour les affecter sur le budget de 2023 (principale source d’endettement prévue), mais comme nous le savons tous, ce processus a été suspendu au cours de cette année. Ceci a engendré une révision de la politique d’endettement de la Tunisie, ainsi les ressources d’endettement intérieur sont fixées à 11,3 milliards de dinars contre 9,5 milliards de dinars prévues initialement, et les ressources de l’endettement extérieur sont fixées à 10,5 milliards de dinars contre 14,8 milliards de dinars prévues initialement. Outre le recours à ces deux sources d’endettement, l’Etat tunisien a prévu la mobilisation de fonds par le recours massif à l’émission des bons de trésor à court terme sur le marché monétaire.

En d’autres termes, l’Etat tunisien a cherché à obtenir le financement de son budget (en dinars et en devises) plutôt sur le marché national que sur le marché international. Nous pouvons estimer que cette mission a été bien accomplie puisque l’Etat tunisien a honoré le paiement de la plupart de sa dette extérieure de 2023 en principal et en intérêts. En effet, l’année 2023 a été caractérisée par une augmentation des entrées en devises (119 jours d’importations jusqu’à octobre 23) provenant principalement du secteur touristique, virements des TRE (Tunisiens Résidents à l’Etranger) et la reprise de l’activité dans le bassin minier. Mais devant cette performance, nous pouvons déplorer un manquement très significatif de financement de l’économie nationale par le système bancaire qui s’est vu concentré vers le financement du budget de l’Etat, ce qui explique le faible taux de croissance prévisionnel évoqué précédemment à savoir 0,9%. Si l’Etat tunisien a su réussir, relativement, à honorer ses engagements pour cette année 2023, sa mission sera assez compliquée pour 2024.

Je veux attirer votre attention que, normalement et à l’instar des entreprises publiques et privées, l’Etat tunisien devrait tenir une comptabilité à partie double et présenter ses états financiers certifiés par la cour des comptes, et ce, en application des dispositions des articles 27 et 68 de la loi 2019-15 du 13 février 2019 portant Loi Organique du Budget. Malheureusement, l’Etat tunisien n’a pas respecté ces dispositions et déjà nous n’avons aucune idée quand est-ce que l’Etat tunisien migrera, pour la tenue de sa comptabilité, de la comptabilité à partie simple vers la comptabilité à partie double conformément à la loi susvisée et présenter ainsi ses états financiers comme tout opérateur économique qui se respecte.

Les dépenses de l’Etat sont supérieures à ses recettes. L’Etat est ainsi un agent économique disposant, de manière structurelle, d’un besoin de financement. Pour le combler, l’Etat se tourne vers d’autres structures, notamment les banques. Qu’en pensez-vous ?

Comme évoqué précédemment, l’année 2023 s’est caractérisée par une détérioration des finances publiques avec une augmentation du déficit budgétaire qui sera de l’ordre de 12 milliards de dinars soit 7,7% du notre PIB. Outre les facteurs extérieurs, nous estimons que l’Etat tunisien n’a pas su gérer ses finances publiques : manquement au niveau de la maîtrise des dépenses et au niveau du recouvrement de ses créances. Cette situation ne fait que créer un besoin de financement.

En effet, pour le financement de leurs investissements ou/et de leurs cycles d’exploitation, les opérateurs économiques en Tunisie font principalement recours au système bancaire en premier lieu. L’Etat tunisien n’a pas fait l’exception. Déjà, depuis la promulgation en 2016 de la loi régissant la Banque centrale de Tunisie et l’instauration de son indépendance par rapport à l’Etat tunisien, ce dernier n’a plus de choix pour la recherche de financement de son budget que de faire recours, comme tout opérateur économique, au système bancaire.

Tout d’abord, il faut comprendre que l’instauration du principe de l’indépendance de la Banque centrale était dans l’optique de l’empêcher à jouer le rôle de «planche à billets». En effet, avant la promulgation de la loi de 2016, l’Etat tunisien a abusé de cette facilité qui, en l’absence de réformes sérieuses, ne peut avoir que des effets néfastes sur l’économie nationale.

En 2016, et devant l’augmentation des déficits budgétaires de l’Etat, il a été promulgué la nouvelle loi sur l’indépendance de la Banque centrale de Tunisie, l’objectif était de mettre la pression aux services de l’Etat afin de diminuer au maximum leurs dépenses (maîtrise des dépenses de compensation, stopper le recrutement, assainir les entreprises publiques, etc.) et de le pousser à recouvrer au maximum les impôts dus de ses contribuables et limiter les fraudes et évasions fiscales. Malheureusement, les objectifs escomptés de cette loi ne sont pas atteints à cause de l’absence de réformes sérieuses tant sur la maîtrise des dépenses que sur la limitation des fraudes et recouvrement des créances.

Depuis 2016, l’Etat tunisien faisait recours auprès du marché national (y compris les banques) pour financer en grande partie son déficit budgétaire. Ce recours a fait le bonheur des banques et de ses actionnaires mais il a freiné considérablement la croissance de l’économie en Tunisie.

De quelle manière appréhendez-vous le secteur bancaire en Tunisie à l’heure actuelle ?

Devant deux clients, on cherche toujours à travailler avec le client moins risqué. C’est le cas pour le secteur bancaire actuellement qui cherche en premier lieu à satisfaire le besoin de son client privilégié et non risqué qui n’est autre que l’Etat tunisien.

Devant cette situation les autres opérateurs se classeront en deuxième rang et, dans ce rang, on va sélectionner les clients les plus solvables et ayant suffisamment de garanties réelles qui ne sont que les grandes sociétés et/ou les grands hommes d’affaires.

Ainsi, le système bancaire ne réserve le financement qu’à l’Etat et les grandes boîtes. Ce système ne peut en aucun cas aider à la croissance du pays et le développement des nouveaux projets.

A mon avis, une des explications qui motive les jeunes diplômés (et même les moins jeunes) à quitter ce pays, c’est l’absence de tout soutien financier pour lancer leurs projets. Ces personnes n’ont aucune chance pour lancer un projet en Tunisie.

Un système bancaire doit être caractérisé par sa prise de risque : il doit évaluer le risque de financer des projets et prendre les décisions adéquates, peu importe l’existence de garanties réelles. C’est ainsi que nous pouvons bâtir une économie qui contribuera à la croissance de notre pays. En l’état actuel, notre système bancaire est loin de répondre à cet objectif.

Comment considérez-vous les mécanismes d’emprunt mis en place par le gouvernement dans le but de permettre aux banques tunisiennes de continuer à assurer le financement de l’économie nationale ?

Le gouvernement a mis en place certains mécanismes de financement de l’économie tunisienne, en citant par exemple: la bonification du taux d’intérêt des crédits d’investissement destinés aux PME dans la limite de 3%, la même mesure a été instaurée pour le financement des petits agriculteurs céréaliers, la ligne de financement pour les petits métiers et la ligne de financement des entreprises communautaires.

Mais ce dispositif demeure toujours insuffisant devant les contraintes bancaires actuelles : un TMM assez élevé qui est de l’ordre de 8%. En application de la marge de la banque, le taux de crédit se trouve à un niveau moyen de 11% qui est assez cher pour tout entrepreneur. L’exigence bancaire de présenter une garantie réelle afin de se faire octroyer un crédit. Ce mécanisme est très contraignant pour les nouveaux promoteurs. Bien que le gouvernement ait mis en place le mécanisme d’assurance de ces crédits par la Société Tunisienne de Garantie (Sotugar) depuis 2003, ce dispositif a perdu sa crédibilité auprès du système bancaire, il ne vaut rien pour les banques. Ceci a été démontré en 2020 lors de la pandémie Covid-19 où le gouvernement a permis aux sociétés sinistrées de bénéficier des crédits garantis par l’Etat à travers la Sotugar. A cette époque, la majorité des banques ont exigé quand même des garanties réelles. L’Etat tunisien est demandeur de financement et sa demande ne cesse d’augmenter. Il se présente comme le concurrent principal dans le marché de financement.

En effet, le faible taux de croissance prévu pour 2023, qui est de l’ordre de 0,9% est une résultante, en grande partie, de la situation actuelle. Continuer avec ces pauvres mécanismes ne contribuera qu’à l’effondrement de notre économie nationale.

Et pourtant, nous pouvons proposer des solutions urgentes : activer l’article 27 la loi des finances pour l’année 2019, qui a promulgué la constitution de «La Banque des Régions -BdR» qui n’est que la résultante de l’opération de fusion entre la Bfpme et la Sotugar. Cette banque avait comme principaux objectifs de financer et d’accompagner les promoteurs dans les régions. Malheureusement, cette disposition n’a pas été appliquée et nous ne savons pas pourquoi.

Il est nécessaire également de suspendre momentanément l’application de la loi de 2016 concernant l’indépendance de la Banque centrale de Tunisie afin de mettre en place tout un dispositif de réformes permettant de réduire significativement le déficit budgétaire et le rendre occasionnel et non structurel, permettant ainsi au système bancaire de se retourner vers les vraies opérations de financement qui visent l’économie nationale.

 

 
 

Sabrine Ahmed
Equipe de rédaction
Journal "La Presse de Tunisie"

 

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